Régulièrement, un article circule sur les réseaux sociaux, critiquant la politique de bureaux propres.
L'article n'est pas récent, il a été publié le 21 novembre 2016. Il semble que sur le net, tout ce qui est écrit peut avoir une nouvelle jeunesse. La discussion qu'il entraîne est cependant toujours d'actualité. Le fait d'être publié par un économiste sur le site de TED (dont nous partageons parfois des présentations sur nos pages LinkedIn et Facebook) lui donne une crédibilité que bien des articles anti-lean n'ont pas.
Si vous ne souhaitez pas lire, en anglais, l'intégralité de l'article, nous allons nous efforcer d'en résumer les grandes idées.
L'auteur introduit le concept de 5S dès les premières lignes, et explique que la méthode est sorti des usines, " où cela pourrait avoir un sens " pour arriver dans les bureaux " où ça n'en a pas ". Il est très critique sur une approche de Lean office, qui ne comprendrait pas ce qui rend un "espace confortable et plaisant". Pour justifier son propos, l'auteur cite une expérience réalisée en 2010 par Alex Haslam and Craig Knight, deux psychologues de l'université d'Exeter, au Royaume-Uni.
L'expérience
Quatre arrangements du bureau ont été testés.
Le premier arrangement était ce que l'auteur appelle (à tort) le Lean office, un espace spartiate avec un bureau nu, une chaise pivotante, un crayon et du papier. Les participants ont décrit l'environnement de travail comme oppressant, dans lequel on ne pouvait pas se relaxer.
Le deuxième arrangement était enrichi, c'est à dire identique, mis à part la présence d'éléments décoratifs : des plantes, et de grandes photos sur les murs. Les participants ont réussi à accomplir plus de travail dans ce bureau enrichi.
Les deux derniers arrangements étaient similaires. Le troisième arrangement avait pour base le deuxième arrangement, mais les participants avaient la possibilité de l'aménager. Ils pouvaient même décider de retirer toutes les décorations et retomber sur le premier arrangement. L'important étant que les travailleurs avaient le choix de l'organisation du bureau.
Le quatrième arrangement démarrait comme le troisième, mais les expérimentateurs le modifiaient ensuite pour qu'il ressemble de nouveau au deuxième arrangement. Ce fut le modèle le plus haï. L'un des participants aurait même dit "J'avais envie de vous frapper".
Les chiffres : le troisième arrangement permit 30% de productivité de plus que le premier et 15% que le deuxième.
La conclusion de l'expérience
La productivité était moindre avec le premier arrangement qu'avec le deuxième, qui permettait lui-même moins de productivité que le troisième. Pour l'auteur, c'est donc une preuve que les 5S (O.R.D.R.E.) dans les bureaux sont non seulement inefficaces, mais même nuisibles !
Pour aller plus loin et démontrer à quel point les 5S sont diaboliques hors de l'industrie, l'auteur ne nous dispense pas d'un exemple ultime d'application déraisonnée et contre-productive des 5S. Citons :
Les médecins et les infirmières avaient l'habitude de suspendre un stéthoscope sur un crochet, mais la direction a proposé une solution plus appropriée : un tiroir marqué « stéthoscope ». Le personnel médical a continué à accrocher le stéthoscope sur le crochet. Que faire? " Finalement," a déclaré un superviseur, " nous avons dû supprimer le crochet. "
Notre approche
Cela pourrait surprendre : nous sommes d'accord avec bien des commentaires de l'auteur !
Oui, nous sommes de fervents défenseurs de lancer un chantier 5S ou O.R.D.R.E. dans l'industrie, mais aussi dans les bureaux. Oui, nous pensons que tout projet d'amélioration des performances bien mené devrait commencer par là. Et pourtant, nous déplorons l'exemple du stéthoscope, au même titre que l'auteur. De même, le troisième arrangement nous parait, d'emblée, préférable aux trois autres
Là où nous différons, c'est dans la conclusion contre le Lean office en général, et les 5S dans les bureaux en particulier. Nous pourrions bien sur nous gausser sur l'interchangeabilité des termes 5S , Lean office et Clean desk policy, les 5S n'étant finalement qu'un élément parmi d'autres du Lean, et le clean desk policy un sujet complètement différent, mais nous allons nous efforcer d'être plus constructifs.
Reprenons l'expérience, mais cette fois-ci, en comparant ce qui devrait être fait avec une approche O.R.D.R.E, les 5S tels que nous, à Vitis Lean, nous les concevons. C'est d'ailleurs aussi cette approche que nous enseignons dans notre accompagnement Remettons de l'O.R.D.R.E. dans l'entreprise (sans tomber dans les travers des 5S).
L'application du premier S (Seiri - ou Oter en suivant l'acronyme francophone O.R.D.R.E.) suppose d'éliminer tout ce qui n'est pas indispensable à la production de valeur.
Dans le cas industriel, cela semble direct et évident : si un opérateur doit suivre un ordre de fabrication à un moment donné, tout ce qui n'est pas lié à cet ordre de fabrication est inutile. On s'appliquera donc à éviter d'avoir dans sa zone de travail des matériaux, outils, documents, palettes, inventaire et autres objets qui ne lui sont pas utiles. Notons que même s'il parait théoriquement évident de déterminer ce qui est utile à un moment donné, ce n'est pas si simple en pratique. Dans notre formation pratique, cela se déroule au minimum au cours de deux ateliers, et aucune décision d'élimination n'est prise sans consensus. Comme quoi, l'évidence...
Dans le cadre des bureaux, définir ce qui est utile ou non peut être encore plus difficile. L'environnement doit favoriser la créativité. Des photos sur les murs, des plantes dans le bureau, cela ne gêne pas le travail. Au contraire, en apportant une atmosphère plus agréable, elle le favorise. Laisserions-nous les plantes et les photos ? Peut-être. Ou peut-être pas.
En tant que facilitateur, je ne prendrais pas de telle décision. Je dirigerais un premier atelier où chacune des personnes travaillant dans le bureau marquerait, à l'aide d'une étiquette rouge, les objets qu'elle considère inutile, avec une justification. L'objet resterait soit en place, soit dans une zone de quarantaine, en attendant qu'une décision soit prise en groupe.
De même, doit-on interdire de poser la photo de ses enfants sur le bureau ? Cela gêne-t-il le travail ? Non. Cela permet-il à l'employé de se sentir plus à l'aise ? Si c'est lui qui a posé la photo, sans doute. Nous laissons donc la photo.
En fait, la mise en oeuvre correcte d'un chantier O.R.D.R.E. nous amènerait au troisième arrangement : un espace de travail confortable, arrangé avec la participation active de ceux qui y travaillent !
Et le stéthoscope ?
L'erreur évidente est que l'arrangement a été décidé par le management qui a estimé que le stéthoscope devait être rangé dans un tiroir.
Rien dans l'approche ne dit qu'il doit être rangé dans un tiroir. C'est a priori un objet utilisé fréquemment, donc qui doit être facilement accessible. Il me semble qu'un crochet est parfaitement indiqué et en accord avec les principes de l'O.R.D.R.E., en l'occurrence Ranger (Seiton, le deuxièle S) stipule que chaque objet a une place, et que chaque emplacement est dédié à un objet. Le stéthoscope sur son crochet nous semble en accord avec ce principe...
Expériences, expérience, méthodes et principes
Les expériences sont toujours intéressantes, à condition de comprendre ce qu'elles démontrent. Dans le cas de l'etude Haslam-Knight, on voit que des employés travaillent mieux lorsque l'environnement de travail est plaisant, et qu'ils ont participé à son aménagement. Tout cela est non seulement compatible avec les 5S, mais même favorisé par les principes du 5S.
Notre expérience le confirme. Ce à quoi nous avons abouti dans tous les chantiers 5S/O.R.D.R.E. auxquels nous avons participé, c'est un environnement de travail plaisant, à l'aménagement duquel les premiers concernés ont participé, qu'il s'agisse d'usines ou de bureaux !
Le problème vient de la différence entre méthodes et principes. Tant que les cadres et dirigeants verront les 5S comme une méthode, avec des règles à appliquer sans discernement, nous aboutirons aux situations absurdes décrites par l'auteur de l'article.
Quand les responsables comprendront que ce qui est important, ce sont les principes, alors ces situations ne pourront pas se présenter. Dans chacun des cas cités à charge, des expérimentateurs ou des cadres ont appliqué aveuglément des méthodes, en oubliant les principes. La première question à se poser n'est jamais quoi, mais pourquoi.
Revoyons les 5S, mais en essayant de comprendre le principe plus que la méthode.
Le premier S (Seiri) consiste à ôter l'inutile, en éliminant ce qui n'apporte pas de valeur. Dans un cadre créatif, des plantes et des photos au mur apportent une atmosphère qui favorise la productivité. Elles apportent de la valeur, même si celle-ci n'est pas quantifiable. On ne les élimine pas.
Le deuxième S (Seiton) consiste à ranger de façon optimale. Un stéthoscope, utilisé en permanence, est-il mieux rangé dans un tiroir ou dans un crochet ? Et si on observait la journée de travail des infirmières pour le déterminer et ne pas prendre de décision depuis un bureau ? Dans le même ordre d'idée, cela apporte-t-il quelque chose de matérialiser avec un marquage l'emplacement du moniteur de l'ordinateur ? Quelle importance l'emplacement exact du moniteur sur le bureau, tant qu'il est sur le bureau ?
Le troisième S (Seiso) ne consiste pas juste à dépoussiérer, mais surtout à repérer et éliminer les sources de salissures. Est-ce absurde de limiter les besoins de nettoyage du bureau ? Ou considère-t-on que des bureaux sales favorisent la créativité ?
Le quatrième S (Seiketsu) rend évident les anomalies. En respectant les premières étapes, on repère les absences de papier à l'imprimante, les manques d'agrafes, les dossiers mal rangés sans passer des heures à tout chercher. Il faut n'avoir jamais vraiment travaillé dans un bureau pour croire que le désordre permanent est un atout. Feriez-vous confiance à un notaire avec un bureau envahi des dossiers de tous ses clients ? Est-on plus productif quand on passe une demi-heure à trouver un crayon qui écrit ?
Le cinquième S (Shitsuke) demande d'être rigoureux, c'est à dire de respecter certaines règles et de chercher à s'améliorer. Comment l'environnement de travail s'améliore-t-il sans la participation des premiers concernés ?
L'article que nous citons au début est symptomatique d'un problème fréquent lorsqu'on parle du Lean. Beaucoup le voient comme un ensemble de méthodes permettant d'augmenter l'efficience et de réduire les coûts. Cette conception erronée est compréhensible de la part du grand public, ou des employés d'une industrie dont les dirigeants ont cherché à bêtement appliquer certaines méthodes pour diminuer les coûts. Elle l'est beaucoup moins de la part d'économistes qui rejettent les 5S, en critiquant, à juste titre, certaines méthodes, mais en en vantant, paradoxalement, les principes fondamentaux !
Le Lean, ce sont en effet des principes qui favorisent l'amélioration continue au bénéfice de l'entreprise, de ses employés, et de ses clients. Les méthodes changent en fonction de la période, du lieu et des conditions particulières. La mise en oeuvre est toujours personnalisée. Mais les principes restent.
C'est cette approche que nous défendons à ViaDéclic au sein de Vitis Lean.